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Frachet Roger Vailland
16 décembre 2017

Roger Vailland par Philippe Lacoche

  

Restituer dans leur intime vérité les grands écrivains d’hier et d’aujourd’hui, c’est le choix des éditions Nouvelles Lectures qui a invité des écrivains à évoquer leurs souvenirs et leurs moments d’émotion.
Philippe Lacoche nous restitue dans ces larges extraits son témoignage sur l’écrivain Roger Vailland.

 

Amiens, le 7 juin 2015, 0h08

J’ai entre les mains l’exemplaire de 325 000 francs, paru en 1979 aux éditions Le Livre de proche, avec lequel j’ai découvert Roger Vailland. Je regarde la couverture : une usine à l’ancienne, comme celle de Saint Frères, à Flixecourt dans la Somme, que figure un dessin anonyme… des traits, des griffures plutôt, presque cubistes qui symbolisent des pylônes sur un fond rouge sang. (Comme le sang du bras de Busard, le héros de l’histoire, happé par la machine infernale.) A l’intérieur j’ai écrit de mon écriture de jeune homme : « Lu en octobre 1980. » Et j’ai signé. C’est bien d’avoir des repères dans le temps.
 

J’étais revenu vivre chez mes parents, à Tergnier dans l’Aisne, après des débuts hasardeux dans le journalisme à la revue rock Best à Paris, où être payé à la pige ne me permettait pas de vivre décemment. Sommé de « gagner ma vie sérieusement, » je me retrouvai journaliste localier à L’Aisne Nouvelle, à Saint-Quentin, dans l’Aisne.
 

Maintenant, la mémoire me revient. À 24 ans, je me revois entrer dans les locaux de la librairie Felbacq, à Tergnier, ville cheminote, ouvrière, souvent rouge comme la couverture du livre. Odeur de vieux papier, d’encre fraîche, de gommes douces comme les ventres de couleuvres. J’ouvre un livre, attiré sans doute par la couverture. Je l’ouvre, découvre, dans la courte note biographique que Roger Vailland a été journaliste. Journaliste comme moi. Et qu’il parle de la condition ouvrière : « 325.000 francs est la somme que doit se procurer Busard s’il veut obtenir la main de Marie-Jeanne. Il va s’atteler à sa machine, esclave d’un travail inhumain… Sera-t-il plus fort que l’engrenage dont la cadence obsédante rythme ses nuits et ses jours ? »
 

La condition ouvrière, comme la petite ville où je vis encore alors, où j’ai passé mon enfance, mon adolescence. Je parcours les premières lignes du roman : « Le Circuit cycliste de Bionnas se dispute chaque année, le premier dimanche de mai, entre les meilleurs amateurs de six départements : l’Ain, le Rhône, l’Isère, le Jura et les deux Savoie. C’est une épreuve dure avec franchissement trois fois du col de la Croix-Rousse, à 1 250 mètres d’altitude. »
 

Ah, le cyclisme je l’avais pratiqué comme ça dans mon adolescence avec les amis. Nous roulions sur les routes de l’Aisne, surtout dans les environs de Tergnier. Le mont Tortue, près de Saint-Nicolas-aux-Bois, était un peu notre mont Ventoux. Mes copains s’engagèrent au VCT, le Vélo-club ternois, comme de véritables petits légionnaires de la condition ouvrière.
Je les suivais, guettant leurs performances, les encourageant sur les bords de route, les encourageant sur les bords de routes, guettant leurs performances Je me souviens de tout, les meilleurs, les vainqueurs, des noms ancrés dans ma mémoire : ils y flotteront à jamais, comme des ombres et tournent, tournent encore sur le vélodrome de mon crâne d’adulte. Les mollets rasés, les crèmes chauffantes, les pommades pour s’enduire les jambes en dessous des cuissardes.

     
La famille Vailland            Roger Vailland entouré du couple Ballet

Tergnier, dans l’Aisne. Tergnier, ma ville ouvrière, souvent communiste au cours de son histoire politique. Je ne devins jamais coureur cycliste amateur. Les études, au CES Joliot-Curie, me happaient. Et mes parents n’avaient pas de voiture pour me véhiculer à La Fère, à Bichancourt, à Montescourt-Lizerolles, à Gauchy, où se déroulaient, les dimanches, les courses cyclistes. Alors, j’ai fini par opter pour la football.
 

Avais-je dans mes rêves olfactifs des odeurs des Musclor ou de Decontractyl Baume, lorsque je me mis à lire les premières lignes de 325 000 francs ? En tout cas, j'ai pris le livre, le déposai sur le comptoir, et payai. Je le lus le soir même. Et ce fut le choc. J’ai lu 325 000 francs en une nuit. Le lendemain, je n’étais pas très frais en arrivant à la rédaction locale de L’Aisne Nouvelle. On me regardait d’un drôle d’air.
 

«  Tu as fait la fiesta » ? On a les cernes sous les yeux qu’on peut quand on a découvert un écrivain, qu’on est tombé sous le charme. C’est un peu comme un coup de foudre ; ça vous terrasse, ça vous emporte ; ça vous grise. Comme un grand coup d’électricité. Fatigué mais heureux. La même impression que la découverte Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier en troisième.
 

Qu’est-ce qui m’avait tant séduit dans 32 5 000 francs ? L’histoire, bien sûr. Le style aussi. Des phrases courtes, sans graisse, peu d’adjectifs, juste le strict nécessaire ; la métaphore est rare, mais toujours juste et précise, comme un coup de surin ; l’utilisation, de temps à autre, d’une ponctuation singulière, chère à Paul Morand et à Stendhal, du point/point-virgule. Chez Vailland, on sent la respiration du sportif, les battements de cœur de Busard, ceux du Bressan. C’est si simple qu’on a l’impression de lire le journal, un reportage. Pourtant, cela n’a rien à voir avec le journalisme. Vailland, adepte de Diderot, de Laclos, tord discrètement le cou à la réalité ; il la flingue.

Mais toujours avec un silencieux. On n’entend rien ; on ne voit rien. On ne sent pas l’effort, ni les ficelles de ce grand prosateur, professionnel aguerri, déjà, au reportage, à la micro-locale, au faits divers, à l’enquête minuscule mais essentielle à la fourmilière des lecteurs anonymes. D’emblée, j’aimais aussi le ton de ce roman ; ses dialogues carrés, puissants, jamais bouche-trou, mais qui, toujours, font avancer la narration, un peu comme chez Simenon ou comme chez les grands Américains (Ernest Hemingway, Henry Miller).

 

Enfin, la critique sociale, pas militante, non, sociale, comme une manière de communisme rentré, un ouvriérisme en dentelles et en jabot, élégant comme un marquis du XVIIIe. Un communisme rentré qui, de suite, me séduisit, moi le petit libertaire mal dégrossi qui, en cours de philosophie au lycée Henri-Martin, rêvait de Bakounine et de Proudhon, un petit libertaire qui entrait brutalement dans la réalité du monde du travail, qui se frottait aux conflits sociaux dans les usines noirâtres du Saint-Quentinois, aux grèves interminables chez Motobécane, dressant des portrait à cru des délégués de la CGT qui tenaient tête aux patrons, ne lâchaient rien. Un ex-petit libertaire qui découvrait la vraie misère : celle des prolétaires sous-payés, des chômeurs. Oui, tout chez Vailland me rappelait ma petite ville rouge de Tergnier, le journalisme de terrain que je commençais à pratiquer. Oui, ma rencontre avec Vailland fut un coup de foudre. Une histoire de cœur plus que de raison.

   
 

Quelques jours plus tard, même phénomène après la lecture en une nuit d’Un jeune homme seul, à la couverture très "ferroviaire" (un pylône, une passerelle, un feu de signalisation bicolore, une silhouette gris-bleu). L’indication que j’ai alors mentionnée derrière la couverture est cette fois plus précise : « Octobre 1980 (nuit du 6 au 7/10/80). » Je m’accroche à Vailland comme on s’accroche à la cocaïne ou à l’alcool. C’est si bon. Là aussi, dès les premières lignes, il est question de bicyclette.
« Eugène-Marie Favart, élève de seconde au lycée de Reims, rentre chez lui à bicyclette, un après-midi de mai 1923. Il vient de dépasser l’octroi de la route de Laon et il aperçoit déjà, entre deux maisons en ruine, la villa de ses parents. » Quinze lignes plus loin, un cycliste arrive en sens inverse, « à grande allure, courbé sur un guidon de course. Il fait un écart, évite Eugène-Marie, mais ne parvient pas à redresser ; la roue avant prend le trottoir en écharpe, l’homme s’envole par-dessus le guidon et atterrit sur un tas de gravier. Eugène-Marie bloque les freins et saute à terre, sans voltige. »


L’homme est blessé ; c’est un ouvrier polonais. Il ne dira rien même si Eugène-Marie, fils de bourgeois, est en tort. « Les ouvriers polonais sont mal vus à Reims en ce moment. Chaque fois qu’il y a un crime, on arrête d’abord les Polonais. Quand celui-ci a su que j’étais le fils d’un ingénieur, il a compris qu’on lui donnerait tort. »

 

Cette scène, morceau de bravoure littéraire, est exemplaire. Vailland dépose sur le bitume ses outils de marxiste ; il creuse, déterre les pavés de la philosophie idéaliste pour atteindre la glaise du matérialisme. Ce n’est pas la lutte des classes ; c’est la collision des classes. Intérieurement, n’importe quel lecteur sensible enrage ; Roger Vailland sait y faire. C’est un très grand écrivain.


Je ne sais pas encore qu’Eugène-Marie n’est autre que le romancier lui-même ; je ne sais pas encore qu’il a passé son adolescence à Reims, dans une belle villa du 283, avenue de Laon, maison qui existe toujours, devant laquelle plus tard, bien plus tard, je passerai et repasserai, désespéré qu’aucune plaque ne mentionne qu’ici, à l’étage de cette habitation, les apprentis-poètes Vailland, Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Robert Meyrat, à l’étage, protégé par un auvent, dans ce qu’ils avaient appelé « l’observatoire », les Phrères simplistes s’adonnaient au tétrachlorure de carbone et fomentaient déjà le mouvement poétique du Grand Jeu, parallèle au Surréalisme. Je ne savais pas grand-chose mais déjà, je pressentais que ces points communs avec Vailland ne cesseraient de me fasciner. De m’habiter.

 

Reims, cette ville dans laquelle nous descendions, ma famille et moi, pour une correspondance qui nous menait au château de Sept-Saulx (Marne) où mon grand-père maternel était jardinier. Merveilleuses vacances  où mon cousin Guy et moi pêchions dans la Vesle qui, en aval, traversait Reims qui la polluait, la violentait. Cette fraîche petite Vesle aux eaux céladon, aux reflets azurins, sur lesquelles Roger Vailland et ses amis poètes avaient certainement laissé traîner leurs regards embués par le tétrachlorure de carbone.
 

Je me retrouvais aussi, dans ce roman, car il n’est rien d’autre qu’une histoire de résistance cheminote, résistance – celle du Renseignement - à laquelle Roger Vailland participa avec un courage physique inouï. Cette fois, c’était ma propre adolescence à Tergnier qui me revenait.
 

Des ados qui jouaient du rock et du blues, fréquentaient les bars et même des bars de nuit. Nous buvions trop, faisions la fête. Parfois, au bar, un vieux cheminot, ou un vieux ferrailleur, ou la vieille Blanche, pasionaria du PC, un peu plus éméchés qu’à l’habitude, lâchaient des confidences un peu lasses à propos de leur guerre, de cette résistance communiste à laquelle ils s’étaient adonnés en toute modestie, « par simple devoir ». Nous les écoutions peu, trop peu. Et laissions passer ces guirlandes de souvenirs qu’éclairaient les phares des locomotives qui déraillaient sur la ligne Tergnier-Laon-Reims, du côté du pont de La Fère.

« Ces trains boches qu’on faisait péter ; ces collabos qu’on zigouillait et qu’on balançait dans les puits ou qu’on enterrait dans les caves… » Tous ces souvenirs que nous, jeunes fêtards de l’après soixante-huit trop festif, nous laissions s’évaporer dans l’air glacé et impitoyable du temps qui passe…

Ces souvenirs me revenaient alors que je lisais, de nuit - le grand train de nuit de la lecture -, Un jeune homme seul. Tout me parlait, m’interpellait, m’émouvait, me révoltait. Je venais de trouver Vailland ; je ne le lâcherai plus.
 

Un peu plus tard, ce fut Les Mauvais Coups, ce sublime petit grand roman ; ces histoires d’amour, de chasse, d’alcool. Ces dés de marc que s’envoient le narrateur (Vailland, très certainement) et sa maîtresse (Boule, certainement). Un livre d’une densité rare.
A L’Aisne Nouvelle, je me prends pour Vailland, toujours avec les "vieux journalistes", dont l’un a la trogne de Blaise Cendrars.
 

 Plusieurs scènes du roman de Vailland Les Mauvais Coups m’ont marqué : « Il s’assit sur le lit et la regarda. Les paupières étaient boursouflées et les poches sous les yeux striées de veinules bleues ; ils avaient pris une fameuse cuite, la veille au soir. Elle ouvrit un œil. » Milan et sa compagne Roberte ont prévu d’aller chasser le canard à l’aube, à la hutte. C’est le matin. Les effets de l’alcool se font sentir. Milan parvient à se lever, Roberte traîne dans le lit, abrutie par l’ivresse finissante. Une gueule de bois terrible. Milan connaît le remède : reboire un peu de ce qui, la veille, vous a enivré. Il sort la bouteille de marc, avale quelques dés. Il en propose à Roberte pour, qu’enfin, elle se lève et accepte de l’accompagner traquer les canards. Elle boit à son tour, et, comme par magie, se lève. A Tergnier, on appelait ça « réactiver la chaudière ».
Peut-être une expression de cheminots, comme ceux d’Un jeune homme seul.
 

Puis ce fut en janvier 1981, l’un des plus beaux cadeaux qu’il reçut : Les « Écrits intimes », mémoires de Roger Vailland, paru à titre posthume en 1968), illustrés de la magnifique photographie de l’auteur (visage émacié, nez-bec d’aigle, regard de braise de montagnard alpin, bouche charnue de libertin du XVIIIe siècle) signé Marc Garanger.
 

     

Huit cent trente-six pages denses, drues. Je crois que j’ai tout lu. De la première lettre, datée du 30 avril 1923, écrite au 283 de l’avenue de Laon, à Reims, adressée à son professeur adulé René Maublanc, à son dernier texte, écrit à Meillonnas, le 4 avril 1965. Et ces mots ultimes : « Depuis huit, dix jours un printemps blanc : pas de nuages, pas de chaleur, mais le bleu-blanc du ciel comme au comble de l’été. » Puis cette note de bas de page de l’éditeur : « Roger Vailland est mort le 12 mai 1965, de cette maladie dont il semblait tout à la fois soupçonner et ne pas soupçonner clairement la gravité. Il avait pris la décision, quelques mois plus tôt, de se suicider au terme de ses cinquante-huit ans, le 16 octobre 1965, au cas où son état de se serait pas amélioré. Le jour de son enterrement, le cercueil était recouvert d’un drap de la Libre Pensée. »
 

Un temps de malaise personnel tempéré par la lecture des ces Écrits intimes qui, souvent, jouèrent sur mes nerfs de jeune homme le rôle d’un antidépresseur rassérénant. Vailland y évoque ses « saisons », de ses longues périodes de doute, d’angoisse. Je me sens moins seul, je prends conscience qu’il était aussi picard, comme moi, né à Acy-en-Multien, dans l’Oise et pas très loin de Silly-le-Long, village de mon arrière-grand-mère Laure.
Mais Vailland n’est jamais revenu à Acy-en-Multien.
 

J’y suis retourné au début des années deux mille, contempler sa maison natale : deux étages en pierre blanche, située rue de Meaux, avec un portail. Aucune plaque pour rappeler la naissance de Roger François Vailland le 16 octobre 1907. On trouve quand même une photographie de cette maison dans la biographie d’Yves Courrière, Roger Vailland ou un libertin au regard froid (Plon, 1991, page 337).
 

    Philippe Lacoche

L’Oise encore quand on lui demande en 2007 d’écrire le livre d’un oratorio et qu’il choisit d’évoquer la vie de Roger Vailland. L’œuvre Drôle de vie, Drôle de jeu (texte : Philippe Lacoche. Musique : Graciane Finzi) fut créée à l’abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois. Paradoxe pour le libre penseur que fut Vailland.
 

Au printemps 1984, on lui propose une interview en lui disant : « Je crois que tu aimes Roger Vailland. Tu devrais aller interviewer Jacques-Francis Rolland ; c’est un ami qui habite dans le coin à  Silly-Tillard. Il vient d’obtenir le Grand Prix du Roman de l’Académie française pour Un dimanche inoubliable près des casernes. Il fut le plus proche ami de Roger Vailland ; le personnage Rodrigue dans Drôle de jeu, c’est lui... Vous allez bien vous entendre…»
 

Jacques-Francis me reçut les bras ouverts, étonné que je connaisse aussi bien l’œuvre de son copain Vailland, un exclu du PC en novembre 1956 alors que Roger s’en éloigna quand il apprit avec horreur les crimes du stalinisme… cette amitié naissante ne s’interrompra qu’à sa mort en juin 2008.
Il me conta notamment comment, en 1945, correspondants de guerre auprès de l’armée de Lattre pour Action et Libération, ils avaient traversé le pont de Remagen arrosé des balles des mitrailleuses teutonnes « qui ricochaient sur les poutrelles d’acier », comme Jacques-Francis le racontait aussi à Yves Courrière (page 334 de sa biographie).

« Roger Vailland avançait sans se presser. Image pour une vie que celle de ce dandy cravaté de rouge, un peu pâle mais le sourire aux lèvres, cinglant avec impertinence le parapet métallique de son stick d’officier de l’armée des Indes. Elle était conforme à sa conception de l’existence, à sa manière de se décider et d’avancer tout droit, à la fois frêle, courageux, sarcastique, sensible à la violence et à la beauté. » On appelle ça le panache.

 

             
Autour de Roger Vailland   Biographies               Jacques-Francis Rolland et Vailland

 

Un autre « vaillandiste », et pas des moindres : Jean-Jacques Brochier. Il fut mon rédacteur en chef au Magazine littéraire et, attablés au Rouquet, nous évoquions pendant des heures un Vailland dont il connaissait l’œuvre à fond et auquel il consacra un ouvrage en 1969.

La biographie de Jean-Jacques Brochier
 

Plus récemment, préparant un reportage sur la bataille de la Somme, j’ouvris Sacré métier ! Roger Vailland journaliste, une réédition d’une large compilation des articles du Vailland-journaliste que Le temps des cerises vient de rééditer. Je dévore un article intitulé « C’était en 1914 : l’apprentissage de l’horreur », paru dans L’Humanité du 1er août 1954. Ses parents ont alors envoyé le jeune Roger près de Massy-Palaiseau pour le mettre à l’abri de la guerre. Voilà ce qu’en a retenu Philippe Lacoche :

Un matin, il trouve le parc plein de soldats : une compagnie d’infanterie y a été envoyée au repos après des jours de combats au Chemin des Dames. Le jeune Vailland veut engager la conversation avec ces héros. Pour ce faire, il se munit de son sabre de bois en hurlant : « Voilà les Boches ! A l’assaut ! ». L’un des Poilus se lève doucement, lui prend le sabre des mains et le casse sur ses genoux. Puis il retourne se coucher dans le pré au côté de ses camarades, harassés. « C’est à l’heure du vaguemestre, quand toute la compagnie se trouvait rassemblée dans la cour, qu’il apprirent qu’ils allaient remonter au front et dans le même secteur », poursuit Vailland dans son article.


« Le silence se fit total. Et puis soudain le plus jeune s’assit par terre et sanglota. Personne ne s’occupa de lui. Ils paraissaient tous frappés de stupeur, comme au premier jour. Moi, je n’avais encore jamais vu un homme sangloter. Je fis brusquement la somme des étonnements d’une semaine. J’eus la certitude, comme une illumination, que l’on m’avait menti depuis le début de la guerre. Le front n’était pas le merveilleux domaine où l’homme se surpasse dans l’héroïsme. C’est un monde morne, où il se passait des choses tellement horribles qu’il était impossible de les raconter. J’eus soudain honte de mes enfantillages, et j’allai en cachette mettre au feu le nouveau sabre de bois que je m’étais fait faire par le jardinier. »
 

Brusque apprentissage de la face cachée de la guerre. Ainsi, pas de plaque commémorative pour Vailland, ni sur sa maison natale d’Acy-en-Multien ni sur celle de son adolescence, avenue de Laon, à Reims. L’ancien résistant, le "hussard de gauche" détestait la guerre. Ni pacifiste ni vraiment antimilitariste non plus, c’eût été trop simple pour un homme aussi complexe que Vailland, certainement pas cocardier, simplement conclut Philippe Lacoche « La lucidité inspirée d’un très grand écrivain. »

                                            

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